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Dreyfus condamné par les journaux[/color]
Au point où se trouve l'Affaire, il est encore facile de l'étouffer. Mais la presse est là pour aiguillonner l'opinion, et contrainte l'Etat-Major à aller de l'avant. A ce moment, La Libre Parole reçoit la lettre suivante (datée du 28 octobre) :
"Mon cher ami, je vous l'avais bien dit : c'est le capitaine Dreyfus, celui qui habite avenue du Trocadéro, n°6, qui a été arrêté le 15 pour espionnage et qui est en prison au Cherche-Midi. On dit qu'il est en voyage, mais c'est un mensonge, parce qu'on veut étouffer l'affaire. Tout Israël est en mouvement. A vous, Henry".
Le lendemain, 29 octobre, le journal publie un entrefilet menaçant :
"Est-il vrai que récemment une arrestation fort importante ait été opérée par ordre de l'autorité militaire ? L'individu arrêté serait accusé d'espionnage. Si la nouvelle est vraie, pourquoi l'autorité militaire garde-t-elle un silence absolu ?"
Dreyfusà la prison militaire du Cherche-Midi
L'article de La Libre Parole met la presse en branle. Dès le 31 au soir, l'Eclair, informé par une autre source, confirme l'arrestation d'un officier, "non toutefois un officier supérieur". Le même jour, La Patrie parle d'un "officier israélite, attaché au Ministère de la Guerre". Et c'est Le Soir du 31 octobre, daté du 1er novembre, qui révèle à l'opinion publique que "l'officier en question s'appelait Dreyfus, qu'il avait trente cinq ans, qu'il était officier d'artillerie et attaché au Ministère de la Guerre." A 22 heures ce même jour, l'agence Havas confirme l'arrestation d'un officier sans en indiquer le nom. Le journal La Libre Parole lance la campagne qui ne va cesser de s'enfler. Il la place aussitôt sur le terrain qu'elle ne quittera plus, celui de l'antisémitisme.
C'est un coup de tonnerre. Tous les journaux reprennent la nouvelle. Le nom de Dreyfus est cité partout. Hanotaux maintient son opposition aux poursuites : la fragilité des preuves et la crainte d'un incident diplomatique commandent, à son avis, la prudence. Mais il n'est pas suivi, et le gouvernement ordonne une instruction militaire, confiée au commandant d'Ormescheville. Celui-ci utilise alors, comme preuve morale, le rapport d'un agent d'Henry, qui recueille sur Dreyfus, confondu avec un homonyme, de mauvais renseignements : l'officier serait joueur, aurait des maîtresses, serait endetté etc.
En dépit des déclarations rassurantes du Ministère, la durée de l'instruction devint gênante. La presse poursuit sa campagne : puisque les preuves sont criantes, pourquoi ne pas condamner "le juif" ? Le ministre n'est-il pas complice ?
Condamnation et dégradation
En attendant, Dreyfus est renvoyé le 4 décembre 1894 devant le premier Conseil de Guerre qui doit se réunir le 19 décembre pour le juger.
A la stupéfaction de tous ceux qui connaissent l'Affaire, le Conseil de Guerre déclare Dreyfus coupable à l'unanimité. Il est condamné à la dégradation et à la déportation perpétuelle à l'Ile du Diable, sur la côte de Guyane. Deux éléments ont emporté la décision du tribunal militaire, présidé par le colonel Maurel :
D'abord, le général Mercier a pris l'incroyable responsabilité de communiquer au jury, en cachette de la défense, un dossier secret qui lui fait une forte impression. Celui-ci contient : une dépêche de l'état-major allemand à l'attaché militaire Schwartzkoppen, une lettre (dite Davignon) de Panizzardi, attaché militaire italien, une pièce appelée "ce canaille de D...", et enfin une déclaration d'Henry sur les propos, accablants pour Dreyfus, de l'ancien attaché militaire d'Espagne, Val Carlos. Que la communication de ces documents, dissimulée à la défense, viole le droit, le code militaire, et l'équité, il semble qu'aucun juge ne le soupçonne. Et ont-ils vraiment besoin de ces documents pour établir leur conviction ?
En second lieu, le jury est frappé par la déclaration du commandant Henry. "Une personne honorable, a-t-il déclaré, que je ne puis nommer, m'a averti au mois de mars qu'un officier du Ministère de la Guerre trahissait. Cette même personne honorable m'a précisé, au mois de juif, que cet officier appartenait au Deuxième Bureau." Puis, désignant Dreyfus : "Et ce traître, le voici". Henry fait serment sur le crucifix de sa certitude de la culpabilité de Dreyfus.
Ainsi s'explique le verdict du 22 novembre. Le recours en révision est rejeté le 31.
Pour clore l'épisode de façon spectaculaire, il faut organiser une parade de dégradation qui puisse frapper l'imagination populaire. Elle a lieu le matin glacé du 5 janvier 1895, dans la cour de l'Ecole militaire.
L'ORGANISATION DE LA DEFENSE
Les premiers défenseurs
Ainsi s'achève dramatiquement la carrière d'un homme que tout destinait à être brillant. Dreyfus était au seul de la réussite. Le général de Boisdeffre, chef d'Etat-Major, l'avait distingué. Il avait fait un mariage heureux avec la fille d'un riche diamantaire, Lucie Hadamard, qui lui avait donné deux enfants.
Sa disparition atterre sa famille. Dès son départ pour la déportation en Guyane, son frère Mathieu décide de prendre la tête d'une action en vue de découvrir les vrais coupables. Il est aussitôt aidé par un jeune écrivain qui, en 1894, a publié un ouvrage sur l'antisémitisme, Bernard Lazare, un ami de la famille.
Au début, tous deux ne rencontrent que réticences et résistances. Les milieux israélites de la capitale, craignant de provoquer l'antisémitisme, ne sont nullement disposés à les aider. La presse, comme si elle obéissait au même mot d'ordre, est muette sur l'Affaire. Mais ils ne se découragent pas. Avec une énergie communicative, Mathieu Dreyfus fait le tour des bonnes volontés. Il recueille la confidence d'un médecin havrais qui l'informe de la communication du dossier secret. Mathieu acquiert ainsi la conviction que la révision est possible.
Bernard Lazare, pèlerin de la bonne cause, manifeste l'obstination des grands ancêtres juifs pour échapper à leur destin. Cet apôtre de la réhabilitation réussit à trouver appui chez le député juif Joseph Reinach, et à gagner à la cause les milieux israélites, maintenus jusque là dans une prudente réserve. Certes le grand rabbin de France Zadoc Kahn est l'un des premiers à soupçonner la campagne antisémite, mais il ne réussit cependant pas à persuader les dirigeants juifs français d'adopter une autre politique que celle du silence. La défense de Dreyfus est donc, malgré toutes ses tentatives, abandonnée aux initiatives individuelles. Zadoc Kahn sera certainement le personnage le plus visé de la communauté juive parisienne pendant l'affaire Dreyfus, en raison du poste qu'il occupe ou du pouvoir plus ou moins réel qu'on lui attribue.
On "nourrit" le dossier
Cependant l'Etat-major travaille, selon l'expression de Boisdeffre, à "nourrir le dossier". La "Section de Statistique du Service des Renseignements a été remaniée : Sandherr, paralysé, a été remplacé par Picquart, ancien élève de l'Ecole de Guerre. Celui-ci a sous ses ordres les vétérans du Service, parmi lesquels le commandant Henry.
Picquart n'a jamais mis en doute la culpabilité du juif Dreyfus, qu'il a longuement observé pendant le procès. Ni dans les débats, ni lors de la dégradation, Dreyfus n'a su l'émouvoir. Il ne lui est apparu que comme un comédien. Respectueux de la consigne de Boidesffre, il s'efforce, comme son prédecesseur, de "grossir" le dossier Dreyfus, sans rien découvrir contre le déporté de l'Ile du Diable quoi que ce soit qui mérite intérêt. Il décide que désormais Henry devra remettre immédiatement les papiers recueillis par Mme Bastian à son chef, qui les examinera personnellement.
La découverte du commandant Picquart
A. Dreyfus en prison
En mars 1896, Henry lui remet des papiers parvenus par la "voie ordinaire". C'est ainsi qu'on découvre "le petit bleu" : un télégramme non posté, expédié par Schwarzkoppen à un certain commandant Esterhazy. Il s'agit d'un comte de vieille noblesse hongroise, criblé de dettes, menant mauvaise vie et jouant gros jeu. Picquart lit notamment un demande d'entrée au Ministère, signée de la main d'Estherhazy. Il éprouve alors un grand trouble : cette écriture régulière, penchée, il la reconnaît. Le bordereau qui a fait condamner Dreyfus est présent dans sa mémoire. Il ouvre son tiroir, sort une photo du bordereau. Il la place à côté de la lettre d'Esterhazy. Il regarde. Il compare. "Je fus épouvanté, dira-t-il. Les écritures n'étaient pas semblables. Elles étaient identiques"
Picquart informe Boisdeffre de sa découverte, et celui-ci le renvoie au général Gonse, qui lui conseille assez cyniquement de ne pas rouvrir l'Affaire et d'oublier.
D'ailleurs, en novembre 1896, Henry apporte aux grands chefs une lettre de Panizzardi signée "Alexandrine", fort accablante pour Dreyfus. Ses chefs ignorent sans doute qu'Henry a commis là un faux.
Cependant, plusieurs publications maladroites vont attirer l'attention de l'opinion sur l'Affaire, que l'on croyait enterrée. Le 15 novembre 1896, paraît dans l'Eclair un article intitulé Le Traître, qui reproduit le document "Ce canaille de D...". Or, cette pièce fait partie du dossier secret qui avait été communiqué aux juges du Conseil de Guerre. L'illégalité commise au procès se trouve ainsi démontrée.
Bernard Lazare ne reste pas inactif : il s'efforce de gagner les milieux du journalisme. Il publie à Bruxelles, le 6 novembre 1896, une brochure intitulée Une erreur judiciaire - La vérité sur l'Affaire Dreyfus, dans laquelle il expose ses raisons de douter du verdict de de la régularité du procès. Mais la presse ne veut pas le suivre, elle ne juge pas l'opération rentable.
La campagne de Bernard Lazare et de Mathieu Dreyfus
On s'adresse alors au Parlement : Bernard Lazare distribue ses brochures aux sénateurs et députés. Lucie Dreyfus dépose à la Chambre une pétition pour la révision qui est rejetée, faute de preuves. Le monde politique, à son tour, se ferme à la révision.
Entre-temps, le sénateur Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat (un Alsacien protestant) est absolument "terrassé" par les révélations d'un de ses amis, qui lui a fait part des découvertes de Picquart (qui a été mis sur la touche par ses supérieurs). Le sénateur se déclare entièrement acquis à la cause de Bernard Lazare et de Mathieu Dreyfus. Cette adhésion semble considérable, car elle fait déboucher au Parlement la campagne pour la révision.
Quant à Mathieu Dreyfus, il continue de se dépenser en démarches. Tout au long de l'année 1897, il fait réaliser en France et à l'étranger, de nombreuses expertises de l'écriture du bordereau Tous les experts sollicités concluent que l'écriture n'est pas celle d'Alfred Dreyfus.
Aidé de Bernard Lazare, infatigable, et de Joseph Reinach, très tôt convaincu de l'innocence de Dreyfus, Mathieu commence un vaste travail d'information, notamment auprès des universitaires, des écrivains, des juristes, de tous ceux que peuvent sinon convaincre, du moins émouvoir l'illégalité commise, et la fragilité d'une condamnation fondée sur une ressemblance d'écriture.
Les intellectuels
On les appellera les "intellectuels" à partir de janvier 1898, selon le terme de Clémenceau qui se félicite que des savants, des artistes et des universitaires aient signé une pétition en faveur de la révision du procès Dreyfus : "Tous ces intellectuels, venus de tous les coins de l'horizon, qui se groupent sur une idée et s'y tiennent inébranlables."
Léon Blum racontera, dans ses Souvenirs sur l'Affaire, comment, fin 1897, tous les "démarcheurs" de bonne volonté commencent à se partager la tâche. Tous ces "intellectuels" (entre autres Charles Péguy, André Gide, Marcel Proust, Daniel Halévy, Lucien Herr, Emile Zola) viennent renforcer la minuscule équipe qui ne groupait au début, autour de la famille, que quelques personnes, réunies par le hasard ou la générosité. L'Université, l'Ecole Normale apportent des appuis, dont le nombre et l'autorité commencent à rassurer la famille Dreyfus. Si Scheurer-Kestner ne gagne pas, comme il croyait pouvoir le faire, le gouvernement à sa cause, du moins s'est-il attiré la sympathie de quelques hommes influents. Ainsi Clémenceau, rédacteur au journal L'Aurore, de fondation récente, a-t-il fini par rejoindre le camp de la révision. Son parti une fois pris, il dit à Anatole France : "Nous serons seuls, mais nous vaincrons." Le socialiste Jean Jaurès, d'abord hostile à le juif "riche et protégé par l'argent", commence à se poser des questions. Haïssant toute injustice, enclin par surcroît à chercher, dans chaque injustice, "une explication symbolique des iniquités collectives", il est troublé par l'Affaire. Désormais, Mathieu Dreyfus n'est plus seul